Dans la pratique et la culture contemporaines, la pleine présence — aussi appelée « qualité de présence » ou « pleine conscience » (anglais mindfulness, pali sati) — est véhiculée surtout comme une manière d’habiter le moment présent. Elle est décrite comme une façon d’accepter ouvertement tout ce qui se passe en nous, sans autre forme de jugement ou d’évaluation. La littérature scientifique va également dans ce sens [zotpressInText item= »{183655:XAUN5BUM} »].
Le terme « présence attentive » décrit également un autre aspect de cette pratique. De ce point de vue, il s’agit de développer une forme d’attention, de « focus » ou de concentration sur un objet. La pratique de la « présence attentive » renforcerait alors les fonctions cognitives de l’attention et de la capacité de demeurer focalisé·e sur une cible.
Pourtant, les textes (pali sutta) et commentaires bouddhistes présentent la pleine présence comme un amalgame complexe de facteurs mentaux (pali cetasika). En particulier, ces explications nous amènent à explorer le fait que, dans notre propre pratique, la pleine présence combine deux modes: le mode centré et le mode périphérique.
La pleine présence comme facteur mental
Dans le traité bouddhiste de méditation Visudhimagga par Buddhaghosa, la pleine présence a pour fonction de retenir la base ou l’objet de méditation dans l’esprit. Elle permet de rassembler l’esprit autour d’un phénomène physique ou mental. En ne vacillant pas et en ne sombrant ni dans l’oubli ni la distraction, les facteurs de l’esprit qui co-émergent avec la pleine présence sont capables de conserver l’objet en présence — en vis-à-vis — de l’esprit [zotpressInText item= »{183655:JR3DQLEH} »].
Les textes bouddhistes analytiques de l’Abhidhamma classent les facteurs mentaux selon qu’ils sont universels (toujours manifestes) ou occasionnels, favorables ou défavorables. Ces facteurs mentaux sont à la base même de tout état de « conscience » (pali citta) [zotpressInText item= »{183655:9IGT8YQI,162},{183655:8V3NVVZW} »].
Facteurs mentaux universels
Certains facteurs mentaux se manifestent universellement et simultanément dans chaque instant de conscience (pali citta ou viññāṇa). En particulier, les fonctions de l’attention (pali manasikāra) et de la concentration ou focalisation (pali ekaggatā) font partie de ces sept facteurs universels.
Ces facteurs universels surviennent peu importe si nous sommes pleinement alertes et présent·e·s à ce qui se passe ou bien si nous sommes dans l’oubli et la distraction. Ils ne sont ni favorables ni défavorables.
Facteurs mentaux occassionnels
Il y a six facteurs mentaux qui peuvent se manifester occasionnellement, ensemble ou individuellement. Ils sont neutres, parce qu’ils sont ni favorables ni défavorables. Ces facteurs occasionnels incluent: l’application de l’esprit sur un objet (pali vitakka), le maintient de l’esprit sur un objet (pali vicāra), l’engagement face à l’objet (pali adhimokkha), l’énergie qui cultive l’intérêt face à l’objet (pali viriya), la joie (pali pīti) et l’impulsion d’agir (pali chanda).
Il est donc possible que nous manifestions un esprit appliqué, engagé et maintenu, avec énergie et joie, mais que nous ne soyons pas dans un état de pleine présence. Par exemple, l’état de flow ou l’état des athlètes qui sont dans la « zone » ne sont pas nécessairement des états de pleine présence.
Facteurs universels et occasionnels défavorables
Autrement dit, nous pouvons être attentif·ive·s et concentré·e·s sans pour autant manifester la pleine présence. Dans ces moments-là, quatre facteurs universels défavorables se manifestent simultanément: l’illusion, l’agitation, l’interruption du scrupule et l’interruption du respect d’autrui. D’autres facteurs occasionnels défavorables peuvent surgir plus ou moins souvent: avidité/aversion, vue erronée, prétention, envie, cupidité, inquiétude, torpeur et doute.
C’est de cette façon que nous pouvons comprendre comment il est possible de focaliser notre attention sur un objet quelconque, sous l’influence de facteurs défavorables comme le désir attaché et l’envie, ou l’aversion et la haine. Dans ces circonstances, il y a absence de pleine présence ou de qualité de présence face à cet objet.
Facteurs universels et occasionnels favorables
Et nous arrivons à la pleine présence…
La pleine présence (pali sati) est l’un des dix-neuf facteurs universels favorables. Ces facteurs sont « universels » car ils se manifestent tous ensemble, simultanément. Parce qu’ils sont « favorables », ils ne se manifestent pas en même temps que les facteurs défavorables (universels ou occasionnels). Ces facteurs universels favorables incluent, entre autres: la pleine présence, l’absence du désir attaché et de la malveillance, la confiance, l’égalité d’esprit et la tranquilité physique.
De plus, cela signifie que la pleine présence est construite. Elle dépend donc de causes et de conditions. Par conséquent, nous pouvons la cultiver et la développer au moyen d’exercices tangibles. C’est exactement ce que nous attendons de la pratique de la méditation: contribuer à renforcer des qualités favorables de l’esprit et éradiquer de l’esprit les travers défavorables.
Lorsque la pleine présence se manifeste comme un facteur favorable, tous les dix-neuf facteurs universels favorables se manifestent simultanément. Et vice versa, en manifestant l’un ou l’autre des facteurs de la bienveillance-compassion, de la tranquilité ou de la confiance, la qualité de présence est également manifeste.
La question est alors de comprendre comment nous pouvons cultiver la pleine présence au moyen d’objets de méditation propices.
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Entrainement graduel à la pleine présence: de la périphérie vers le centre
Ici, nous allons accorder de l’importance à l’exposé (sutta) de l’entrainement graduel (Digha Nikaya 2 et Majjhima Nikaya 27). Dans l’entrainement graduel, il y a une gradation des objets de méditation par rapport à la qualité de (pleine) présence. Autrement dit, certains objets du corps ou de l’esprit sont plus « proches » ou « éloignés » que d’autres par rapport à notre expérience. C’est donc en ces termes que nous parlerons d’un « mode centré » et d’un « mode périphérique » de la pleine présence.
Le mode périphérique de la qualité de pleine présence est relatif à des objets (d’entrainement ou de méditation) comme:
- prendre conscience des imperfections de la vie dans le monde (pali samsara);
- développer la confiance dans l’illumination du Bouddha (pali saddha);
- cultiver la vertu en s’abstenant de toute action mentale, verbale et physique qui cause du tort à soi-même et à autrui (pali sila);
- surveiller le contact entre les sens (ouïe, vue, odorat, goût, toucher, mental) et leurs objets dans l’environnement;
- cultiver une compréhension claire (pali sampajanna) des intentions d’agir, de leur adéquation avec la situation, de leur portée et de leur potentiel (ou de l’absence du potentiel) de nous leurrer.
Ces entrainements suivent une progression à partir de réalités qui nous sont extérieures vers des réalités de plus en plus proches de notre expérience intime.
La progression continue avec les objets (d’entrainement ou de méditation) qui ciblent plus spécifiquement le développement de la maitrise de l’esprit et de la compréhension. Ce sont des modes centrés de la qualité de pleine présence:
- abandonner les obstacles et freins mentaux qui envoûtent et illusionnent l’esprit (pali nivarana);
- concentrer et unifier l’esprit (pali samadhi);
- pénétrer et discerner les causes et conditions des processus de naissance et de mort;
- développer la connaissance des effets des actions (pali kamma) de tous les êtres;
- comprendre les réalités de la souffrance, de ses causes, de son extinction et des moyens pour s’en libérer;
- connaitre la libération totale de l’esprit (pali nibbana, sanskrit nirvana).
Ainsi, en commençant par des entrainements de la pleine présence périphérique, les disciples cheminent vers des entrainements qui requiert de plus en plus une présence centrée sur les phénomènes et l’expérience.
La progression n’est pas strictement ou nécessairement linéaire. La pratique méditative demande d’appliquer l’esprit sur des objets qui sont favorables à la manifestation de facteurs mentaux positifs et au déracinement d’états négatifs. Il s’agit alors de cultiver une qualité de présence en fonction de ce qui surgit dans le moment présent et en fonction de la direction globale que nous voulons donner à notre vie.
Nous appliquons le facteur occasionnel de l’énergie (pali viriya) pour choisir quelle direction donnée au flux de l’esprit:
- Soutenir les facteurs favorables qui se manifestent
- Cultiver l’apparition de facteurs favorables qui ne se sont pas (encore) manifestés
- Abandonner les facteurs défavorables qui se manifestent
- Interrompre l’apparition de facteurs défavorables qui ne se sont pas (encore) manifestés
En pratique: la contemplation du corps
Comme l’explique Bhikkhu Analayo, l’attention à la respiration s’inscrit plus généralement dans l’attention au corps [zotpressInText item= »{183655:8V3NVVZW},{183655:SGP4EEP8} »]. En combinant une présence périphérique (à l’environnement) et une présence centrée (sur l’objet spécifique de méditation), nous établissons un équilibre propice à la fois au relâchement-tranquillité et à la concentration-unification.
Lorsque nous pratiquons la pleine présence à la respiration, il est favorable de conserver une relation avec des points de référence dans l’environnement de la respiration elle-même, par exemple: les stimulis sensoriels de l’environnement, la posture du corps, les sensations physiques. En même temps, nous portons un intérêt envers les sensations physiques de l’air au point de contact de la respiration dans la région des narines.
Lorsque l’attention (pali manasikāra) se contracte sur le point de contact de la respiration, elle risque de « s’engouffrer » dans un tunnel étroit. Une fois dans ce tunnel, si jamais l’attention divague de son point focal, l’esprit peut se retrouver dans un état de torpeur et d’illusion. Une fois que l’esprit s’aperçoit qu’il a perdu contact avec l’objet de méditation, nous pouvons nous sentir submergée·s et abattu·e·s par la confusion et le doute.
L’esprit ayant perdu son point d’ancrage (unique et exclusif à tout autre) à ce moment-ci, une bonne quantité d’énergie sera requise pour ramener le focus au point de contact de la respiration. Si le corps est contracté, cela peut engendrer de l’agitation.
Nous pouvons développer la pleine présence à la respiration tout en conservant une partie de l’attention ouverte sur l’environnement périphérique de la respiration (la posture, les stimulis sensoriels, les sensations physiques). Par conséquent, il devient plus facile d’abandonner la distraction, la confusion et le doute s’ils se manifestent. Nous n’avons qu’à nous laisser retomber et reposer à nouveau sur ce mode périphérique de la pleine présence. Nous pouvons « ressentir » à nouveau à travers
Cette présence ouverte et périphérique nous permet de ressentir globalement et organiquement comment se manifestent les phénomènes plus spécifiques associés avec la respiration (qui est notre objet de méditation).
Ainsi, nous pouvons alors ressaisir notre objet de méditation spécifique sans avoir à conditionner l’esprit avec force et volonté. Un simple élan de l’intention de s’engager à nouveau avec la respiration peut suffire.
En conclusion, la pleine présence est un facteur mental favorable qui ne se manifeste pas à l’exclusion d’autres facteurs favorables essentiels comme la bienveillance-compassion, la confiance, le respect de soi et d’autrui. Dans la méditation, nous nous entrainons à cultiver un réseau de facteurs favorables et à abandonner un amalgame de facteurs défavorables. Pour y parvenir, il est judicieux d’équilibrer la relation entre notre objet ciblé de méditation et son environnement périphérique. C’est ainsi que la pleine présence se renforce comme une qualité d’un esprit qui est à la fois centré et ouvert.
Références bibliographiques
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